Dans un coin de la forge, un tonneau de 200 litres. Plein à ras bord et si lourd qu'il est impossible de le bouger d'un millimètre à la force des bras. «Mon tonneau à ratés», déclare Florian Stockinger avec un sourire en coin. «Il est rempli de couteaux loupés, de lames mal faites ou d'exemplaires dont le métal contient des dépôts d'oxyde.» Il tient l'un des morceaux de métal dans sa main et en caresse le bord. «Ce sont des couteaux dont je n'étais pas satisfait à 100 %.» Au fil des ans, ce sont des milliers de pièces qui ont fini dans ce tonneau. «Tout cela part chez le ferrailleur. Le métal n'est plus assez pur pour mes couteaux.» Florian est un perfectionniste.

En ce jour d'hiver, une tempête hurle dans le village d'Ernstbrunn, en Basse-Autriche. On entend le vent siffler sous la porte en bois. Il fait un froid polaire dans la forge, bien qu'un feu soit allumé dans le foyer. Florian fixe les flammes, très concentré, et ne cesse de scruter le bloc de fer incandescent qu'il a glissé dans le feu. «La température du four doit être très précise», explique le jeune homme de 28 ans, sans quitter des yeux le paquet de fer qui rougeoie dans la houille. «1200 degrés. S'il fait 30 degrés de plus ou de moins pendant une demi-minute et si le paquet est forgé, le fer n'est plus utilisable.» Car dans ce cas, les différentes couches ne fusionnent pas correctement et la structure du couteau devient poreuse voire cassante.

La braise aussi doit être parfaite. 1200 degrés précisément, ni plus ni moins.
La braise aussi doit être parfaite. 1200 degrés précisément, ni plus ni moins.

L'instant décisif est là. Florian retire la barre d'acier brûlant de la forge et la porte jusqu'à son marteau-pilon mécanique. L'«ours», c'est-à-dire la tête du marteau qui travaille le métal, s'écrase avec une force de pression de 250 tonnes sur le paquet d'acier devenu élastique. Encore et encore. 30, 40 fois. Le sol en béton de l'atelier tremble, le grondement sourd couvre même la cloche de l'église du village située à peine 50 mètres plus loin. Des étincelles jaillissent, une odeur de métal et de la fumée se dégagent dans l'air. À travers ses lunettes de protection, Florian regarde le bloc d'acier qui devrait donner naissance à huit ou dix couteaux. «C'est bon», dit-il. Il ramène ensuite la pièce travaillée vers la forge et la glisse à nouveau délicatement dans le charbon brûlant pour la porter à température.

La tête du marteau à ressort, appelée «ours», s'écrase sur l'acier incandescent avec une force de pression de 250 tonnes.
La tête du marteau à ressort, appelée «ours», s'écrase sur l'acier incandescent avec une force de pression de 250 tonnes.

Forger, meuler, polir, graver, fabriquer les manches et monter le tout. Un couteau damassé demande du temps. Environ 30 heures de travail pour les modèles les plus originaux. Car un couteau damassé n'est pas un couteau ordinaire, tout comme Florian n'est pas un forgeron ordinaire. Il fait partie d'une minorité en Europe centrale à savoir fabriquer un couteau damassé de la plus grande qualité. «Je choisis parmi 25 aciers et je fabrique ensuite un couteau damassé de plusieurs couches», explique Florian, «la plupart du temps, ce sont des couteaux de 360 couches». Et voici comment ils sont créés: il prend par exemple cinq types d'acier, les chauffe et les soude en une seule pièce. Il place six de ces pièces les unes sur les autres, puis les soude à nouveau. Il soude le paquet de 30 ainsi obtenu avec un autre paquet de 30 pour former un paquet de 60. Deux paquets de 60 en un paquet de 120, deux paquets de 120 en un paquet de 240. Un de 240 et un de 120 forment alors les 360 couches.

Plusieurs couches d'acier sont soudées, pliées puis soudées à nouveau.
Plusieurs couches d'acier sont soudées, pliées puis soudées à nouveau.

Ces couches fusionnées de différents types d'acier forment finalement une lame dont la surface de coupe présente une épaisseur d'à peine un millième de millimètre. Cela a son prix: les cuisiniers peuvent dépenser jusqu'à 3000 euros pour un couteau fabriqué par Florian. Et pour cause: «Les couteaux damassés sont beaucoup plus résistants... Les effets élastiques dus à la différence de structure ont un effet positif sur la capacité de coupe. L'acier damassé dure plus longtemps et le couteau n'a pas besoin d'être aiguisé aussi souvent. C'est un facteur important quand on a un couteau à la main dix à douze heures par jour tous les jours.»

Les nombreuses couches d'acier forment une lame dont la surface de coupe n'est pas plus épaisse qu'un millième de millimètre.
Les nombreuses couches d'acier forment une lame dont la surface de coupe n'est pas plus épaisse qu'un millième de millimètre.

Et ils sont beaux. Après les phases finales de gravure et de polissage, les couteaux révèlent leur fine structure en couches: des courbes composées de fines lignes. «Chaque couteau est un peu comme une empreinte digitale, unique et incomparable», déclare Florian pendant une pause. Il boit un smoothie à base d'algues, de bananes et de myrtilles; c'est la seule chose qu'il consomme pendant sa journée de travail. «Je ne peux pas être rassasié au travail, sinon ma concentration en pâtit et je fais des erreurs.»

Un équilibre subtil. Florian examine un couteau.
Un équilibre subtil. Florian examine un couteau.

«J'ai toujours eu l'acier dans le sang», explique Florian. À tout juste 22 ans, il passait déjà son examen de maîtrise, devenant ainsi le plus jeune forgeron d'Autriche. «À onze ans, je forgeais des couteaux dans le jardin de mes parents pour remplacer les couteaux bon marché et de piètre qualité avec lesquels nous aimions sculpter enfants.» Il sauve des ordures une vieille soufflante radiale pour alimenter le feu. Un rail sert d'enclume. Des limes fondues, de l'acier de construction et de la ferraille constituent la matière première de ses premières lames. «J'ai échoué tous les jours pendant des années, puis un beau jour j'ai fini par réaliser de bons couteaux.» Son talent s'est rapidement propagé autour de chez lui, auprès des chasseurs par exemple. Ils ont été ses premiers clients. «À l'époque, je recevais 300 euros pour un couteau. Une fortune pour un jeune de 16 ans.»

Florian a ensuite étudié la construction mécanique et la technique d'installation, puis a travaillé dur pour obtenir sa maîtrise, parallèlement à son service civil. Il a toujours été un travailleur acharné. «Je faisais souvent 70 ou 80 heures par semaine, mais ça en valait la peine», dit-il aujourd'hui. La passion de Florian n'a pas grand chose à voir avec l'image du forgeron couvert de suie qui frappe une enclume avec un marteau puissant à la seule force de ses bras. Bien qu'il martèle encore lui-même, la plupart des tâches sont toutefois effectuées par des machines. Un coin de sa forge abrite un marteau à ressort datant de 1902.

Dans son atelier situé à Ernstbrunn, un village de 3000 habitants en Basse Autriche.
Dans son atelier situé à Ernstbrunn, un village de 3000 habitants en Basse-Autriche.

Chaque jour, ce Viennois parcourt 45 kilomètres pour rejoindre sa forge. Il a loué et aménagé une ancienne fonderie de fer vieille de 100 ans. «En fait, j'ai presque tout construit moi-même», dit-il, «il faut aussi que ça me convienne, et je suis le seul à savoir comment cela peut me convenir.» Il verse 30 tonnes de béton dans les fondations de son marteau pneumatique, fabrique des pièces de machine sur mesure, des supports pour les matrices du marteau, construit le foyer et conçoit deux installations de meulage personnelles. Au début, il faisait tout: couteaux de chasse, couteaux Bowie, épées de samouraï. Entre-temps, il s'est spécialisé. Dans les couteaux de cuisine. «Pour moi, c'est le must.»

Forger des couteaux et cuisiner ont quelques similitudes, estime Florian. À l'instar d'un cuisinier, Florian doit associer des ingrédients et des modes de préparation et les composer de manière à obtenir un produit de pointe. Il parle d'une «recette», pour les types d'acier qu'il utilise. Quelle est la teneur en carbone? En chrome, en nickel, en tungstène ou en molybdène? Pour le forgeage comme pour la cuisine, il est aussi question de températures précises et de bon moment. Les deux sont un mix entre créativité, improvisation, artisanat et expérience. Et à la fin, le résultat doit également être convaincant esthétiquement parlant.

Les manches aussi sont faits à la main.
Les manches aussi sont faits à la main.

On sonne à la porte. Un fournisseur vient livrer une nouvelle enclume de 150 kilos. Florian l'aide à décharger, rayonnant: «Je fais le gros du travail avec un marteau mécanique, mais pour les travaux de précision, un forgeron ne peut pas se passer d'une enclume.» En fin de compte, le forgeage proprement dit ne représente qu'un tiers de son temps de travail. En revanche, Florian reste souvent assis pendant des semaines à affûter les lames jusqu'à ce qu'elles soient parfaites. C'est pourquoi, il parle souvent de «fabriquer des couteaux» plutôt que de «forger des couteaux».

L'affûtage est d'ailleurs souvent l'étape la plus longue dans la fabrication d'un couteau.
L'affûtage est d'ailleurs souvent l'étape la plus longue dans la fabrication d'un couteau.

Des centaines de bandes abrasives de différents grains sont accrochées au mur de l'atelier. La meuleuse de trois mètres de long ronronne. Florian presse la lame contre la bande abrasive de grain 120. Des étincelles jaillissent lorsque la lame entre en contact avec la bande frénétique. De la poussière flotte dans l'air.

Dès le dégrossissage, le forgeron travaille à la bonne forme du coin, à un angle compris entre douze et quinze degrés. Il passe régulièrement son pouce sur la lame, sentant la fine arête qui s'est formée sous la pression. Il tourne ensuite le couteau et affûte l'autre côté. Des heures passent ainsi. «À la fin, ce n'est plus un travail de millimètre mais de micromètre.» Si le couteau est trop chaud lors de l'aiguisage, il risque de se décolorer, ce qui rendrait vain tout le travail effectué jusque là. Les formes damassées typiques sont délavées. Le couteau rejoint le tonneau à ratés. La plus grande concentration donc. Un léger faux mouvement et c'est l'apparition de défauts capillaires ou de minuscules fissures.

Florian s'attaque au manche. «J'ai les meilleures expériences avec le bois mort de chêne des marais ou le ringed gidgee du désert australien», dit Florian en désignant des blocs de bois dans une pièce adjacente à la forge. «Il est important que le bois n'ait pas été en contact avec l'oxygène pendant un grand laps de temps, si possible. Idéalement, pendant 500 ans ou plus.»

Une fois le bois choisi, Florian perce un trou dans le bloc de bois et y insère la lame avec précision. Il peut alors poncer le manche pour lui donner une forme ergonomique. Mettre l'embout, poncer encore une fois puis traiter la surface avec de la résine d'arbre pendant plusieurs jours. Enfin, les couteaux sont soumis à des contraintes maximales lors de leur utilisation: humidité, acides, lumière, variations de température.

Puis Florian tourne à nouveau la lame vers lui. «Le métal est un matériau incroyable et fascinant», déclare Florian tandis qu'il se tient face à sa machine à polir. «Il peut être magnétique ou non, liquide ou solide, il peut rouiller ou être inoxydable. Des millions d'alliages sont possibles. Et le couteau est le plus ancien outil de l'homme.» Il montre son tonneau rempli de couteaux ratés. «Le métal ne pardonne aucune erreur, et c'est justement ça le défi. Mais si l'on travaille parfaitement, on obtient un couteau dont on profitera toute sa vie, voire pour plusieurs générations.»

Texte: Stefan Wagner | Photos: Frank Bauer