Uno, due, tre: Un village fantôme renaît
Le lieu: les ruines d’un vieux village italien. La mission: reconstruire le village en ruine. Les moyens: des techniques anciennes de construction, et beaucoup d’huile de coude.
Uno, due, tre!, les six jeunes hommes tendent les bras et soulèvent deux par deux les trois barres. D’un seul coup, les sangles, qui y sont fixées, se tendent et soudain une dalle de pierre en gneiss de quelque 200 kilos repose sur les 12 épaules. Par chance, le soleil ne tape plus aussi fort dans le ciel au-dessus du petit village de Ghesio, aussi appelé «Ghesc». Au cœur des montagnes, dans la commune de Montecrestese, près de la frontière suisse. Aujourd’hui, les étudiants ont déjà monté quelques dalles, depuis la réserve au pied de la montagne jusqu’à la ruine. Ils ont gardé le gros morceau pour la fin, pour la dernière marche de l’escalier qu’ils ont construit aujourd’hui entre les deux murs anciens. Là, ils geignent un peu sous la charge. Huit hommes et deux femmes de l’Université de Milan sont replongés à une époque où il n’y avait pas encore de monte-charge. Au temps où ces maisons, au travers desquelles ils transportent aujourd’hui la dalle, étaient encore intactes. Les dix étudiants prennent part à un chantier participatif, qui transmet des techniques anciennes de construction. Leur université est partenaire de l’association Canova de Domodossola, située non loin de Ghesio. L’association possède quelques vieilles pierres dans la région et les reconstruit.
Ils sont étudiants en «Environnement, territoire et paysage», en géographie donc, à l’Université de Milan. Les jeunes hommes et femmes mettent désormais la main à la pâte, avec un grand enthousiasme et sous la direction de Maurizio Cesprini, 43 ans, de l’association Canova, qu’ils appellent «Prof». Pourtant, Maurizio n’a pas du tout l’air d’un prof: avec ses longs cheveux détachés entourent son visage barbu, il crapahute surtout entre les maisons dans son pantalon de travail en dégainant à tout va son mètre pour trouver la pierre qui conviendra pour la construction de l’escalier. Ensemble, ils travaillent à la construction de quelques maisons situées en bordure du minuscule village de Ghesio, un ensemble d’à peine 20 maisons. Quelques-unes seulement sont encore habitées. Canova veut conserver les anciens bâtiments, transmettre d’anciennes techniques culturelles et de construction et que Ghesio reprenne vie. Les toits ici ne sont pas uniquement composés de tuiles, mais aussi de pierres plates qui sont coincées entre des lattes. Autrefois, ici il n’y avait pas de tuiles, car, dans la région, on ne trouve pas de terre glaise ; les dalles de pierre étaient donc moins chères que les tuiles en terre cuite. Les techniques modernes ne sont pratiquement pas utilisées: il y a une perceuse, c’est tout. Un tel projet peut fonctionner, le groupe l’a déjà prouvé quelques centaines de mètres plus loin: les maisons de Canova, un autre faubourg de Montecrestese, avaient auparavant le même aspect que celles-ci. Le président de l’association, un hippie américain du nom de Ken Marquardt, commença dans les années 90 à les reconstruire. La raison: il était tombé amoureux de ce lieu pittoresque niché dans les montages. Depuis, la plupart des maisons sont de nouveau habitées.
L’association a besoin d’un nouveau projet, et Marquardt a passé le flambeau à Maurizio. Depuis une dizaine d’années, il accueille régulièrement des groupes d’écoliers ou d’étudiants dans le site. Lors des journées du volontariat, des membres de l’association et des gens du village viennent aussi aider.
«Uno, due, tre!» Et les hommes soulèvent encore la dalle. Elle est si lourde que plusieurs étapes sont nécessaires avant qu’elle n’atteigne l’endroit qui lui est destiné: la plus haute marche de l’escalier. Elle se trouve maintenant au bon endroit, le travail de l’après-midi est pourtant loin d’être terminé.
Six heures auparavant. Au matin, en route pour Ghesio, les cloches des vaches tintinnabulent sur le chemin qui se faufile entre les arbres. La verdure s’éclaircit enfin et le regard se pose sur quelques murs en ruines se tenant devant une vallée. Derrière se dressent les flancs de la montagne, les sommets au loin sont enneigés. Ce n’est qu’au deuxième coup d’œil que l’on reconnaît que la maison située tout à gauche est intacte. Et au troisième regard, l’on aperçoit à travers la mince ouverture de l’une d’entre elles, qui accueillera un jour une porte, un groupe de jeunes gens. Ils prennent le café, assis, l’air joyeux. Ici, un centre d’études pour l’association Canova doit voir le jour, mais il reste encore beaucoup à faire. C’est un début: il y a déjà un réfrigérateur, une gazinière – et Otto le roi de la maison, un Golden retriever qui observe l’avancée des travaux au plus près, impassible face au bruit et aux pièces qui volent. Il se couche toujours à un endroit où il sera à tous les coups dans le chemin.
Entre les deux anciennes ruines se trouve encore, à l’endroit où un escalier doit voir le jour, la moitié d’un tas de pierres. Ces derniers jours, les étudiants ont déjà déblayé une bonne quantité de gravats et bâti une goulotte de câblages entre les deux maisons. On peut s’imaginer à quoi cela ressemblait avant lorsque l’on observe d’autres «chemins» entre les maisons, où la terre et les blocs de pierre forment encore de gigantesques tas. Et sur l’écran de Federico Tintoris: «Regardez, c’était mardi!» nous dit l’étudiant avec fierté en nous montrant ses photos.
J’aime la vie simple.»
Maurizio Cesprini
Maurizio dirige le chantier participatif. Avec sa femme Paola, une architecte, et leur fils Emil, 13 mois, il vit dans la maison d’à côté. Il a déjà travaillé comme enseignant, pompier et quelques autres choses encore. Depuis douze ans, il fait partie de l’association Canova, c’est aussi à cette époque qu’il a débuté le projet à Ghesio. Depuis, Maurizio est surtout devenu expert en techniques anciennes de construction. Il dit qu’il aime la vie simple et cite Aristote: «Est vraiment riche, celui qui ne convoite plus ce qu’il a.» Cette philosophie correspond parfaitement au projet de Ghesio. Il consacre une grande partie de son temps à l’association, le reste du temps, il travaille avec sa femme sur des maisons qu’ils construisent et revendent. Pour eux-mêmes, ils ont rénové la maison voisine. À partir de livres centenaires et de discussions avec les anciens de la région, il a acquis les connaissances nécessaires ; Paola a écrit son mémoire sur la rénovation de la maçonnerie de la région. Souvent, les ruines sont simplement détruites. Cet ensemble de maisons en bordure de Ghesio a toutefois de la chance. Il doit être entièrement reconstruit. Pourtant, ce ne sont, hormis la maison de Maurizio et de Paola, encore que des ruines.
Assis sur une pierre, Maurizio explique aux étudiants ce qu’il en est: le bord avant de l’escalier doit être droit, la marche, être constituée du moins de pierre possible afin que l’eau ne s’infiltre pas dans l’escalier. L’eau doit être déviée à l’avant, pour qu’elle ne ruisselle pas vers les habitations qui jouxtent l’escalier. Avec son mètre, il mesure la superficie qui doit être recouverte, et marque la surface des pierres déjà posées, qui forment la base. Pourquoi? Il est possible d’adapter les pierres aux conditions, mais de manière limitée et cela peut s’avérer en outre très compliqué. «Nous avons besoin d’une pierre de 85», dit-il enfin, en parlant de la largeur du bloc, «avec une belle tête.» Les étudiants savent ce qu’ils ont à faire et vont à la réserve.
Pierre après pierre
Sur la pente, en contre-bas, derrière les six maisons, Maurizio a fait transporter par tracteur des pierres d’autres maisons. Une partie est rangée sur des palettes, d’autres sont posées en vrac. Les étudiants discutent. «Celle-là convient bien», dit Fabrizio Iacomino, un sarde de 25 ans. «Ou bien celle-là?» Jacopo Gautieri, 22 ans, montre en direction d’un autre bloc. Maurizio regarde perplexe. Il passe alors son doigt le long d’une ligne sombre. Il tape au marteau sur le côté et quelques morceaux volent. «Elle semble solide», dit-il satisfait. Ce sera celle-là.
Pendant que les six étudiants passent les sangles sous le bloc, Maurizio donne une petite leçon de lithologie. Les blocs sont tous issus de la région, pas de carrière de marbre, mais des montagnes ou de blocs erratiques qui sont apparus ici il y a des milliers d’années. Les hommes secouent maintenant les sangles sous les dalles de pierre. Une fois qu’elles sont correctement mises, ils passent une barre sous les boucles à l’extrémité des sangles et crient de nouveau «Uno, due, tre!» Ils gainent alors leurs muscles et transportent le bloc.
Je n’ai encore jamais vraiment travaillé de mes mains, le travail en équipe, le fait de trouver des solutions à plusieurs, c’est ce qui me plaît à Ghesio.»
Chiara Vallarino
Pendant ce temps, Chiara Vallarino, 22 ans, s’affaire avec des petits morceaux de pierre. Elle réalise une mosaïque sur le seuil de la porte qui mènera un jour à l’escalier à l’extérieur. «Mon rêve est de devenir comédienne, ça n’a rien à voir avec ce travail», dit-elle. Je n’ai encore jamais vraiment travaillé de mes mains, le travail en équipe, le fait de trouver des solutions à plusieurs, c’est ce qui me plaît ici.»
Maurizio et les six étudiants sont maintenant face à un problème: la dalle ne passe finalement pas. Les hommes ont dû la soulever à plusieurs reprises afin que Maurizio puisse en retirer des morceaux. Ils soulèvent la pierre pour que Maurizio puisse taper sur le côté de la pierre avec le marteau. Tous se détournent pour ne pas prendre de petits morceaux dans les yeux – tous, sauf Maurizio. Il en est le proche et porte des lunettes de protection. Lorsque la dalle passe, Maurizio n’est toujours pas satisfait. Il la regarde d’un air critique et détecte une légère courbure sur la surface. «Bon, une fois que la pierre est posée, on s’habitue au bout d’un moment», dit-il enfin en riant.
Une fois que la dernière pierre est posée, Federico, du haut de ses 27 ans, le plus âgé des étudiants, est d’avis qu’il pourrait encore continuer, qu’il a encore de l’énergie. D’autres sont déjà assis à l’ombre. Ils en ont assez fait pour aujourd’hui, ils ont épuisé leurs forces. Frederico raconte qu’il voulait au départ devenir enseignant, maintenant, son objectif est de devenir garde-forestier. «Toute la journée derrière un ordinateur, je ne peux pas me l’imaginer.» Ici, il profite de la vue sur les montagnes. Le soir, tous sont fatigués. Ils boivent un peu de vin, ils vont ensuite se coucher. Sur son dos, Federico a un tatouage représentant un personnage de B.D. qui tient une pancarte, «Vil Coyote». «Je n’ai pas de chance, tout comme lui», nous explique-t-il. Avant de venir à Ghesio, il a parié vite fait dans un bar-loto sur les résultats de foot, juste trois euros de mise, quatre matchs. Tous les résultats étaient corrects, sauf que l’employé ne les avait pas enregistrés à temps. Mais les 750€ qu’il était à deux doigts de gagner sont presque oubliés lorsqu’il se met au lit après une longue journée.
Texte: Sandro Mattioli | Photos: Arnaldo Abba Legnazzi
Construire ensemble
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